Les enjeux philosophiques et critiques de l’apologue :
Le philosophe ignorant, Voltaire
« Petite digression »
Analyse
« Petite digression », Voltaire (Le philosophe ignorant)
Le philosophe ignorant, Voltaire
« Petite digression »
TEXTE
Dans les commencements de la fondation de Quinze-Vingts, on sait qu’ils étaient tous égaux, et que leurs petites affaires se décidaient à la pluralité des voix. Ils distinguaient parfaitement au toucher la monnaie de cuivre de celle d’argent ; aucun d’eux ne prit jamais du vin de Brie pour du vin de Bourgogne. Leur odorat était plus fin que celui de leurs voisins qui avaient deux yeux. Ils raisonnèrent parfaitement sur les quatre sens, c’est-à-dire qu’ils en connurent tout ce qu’il est permis d’en savoir ; et ils vécurent paisibles et fortunés autant que des Quinze-Vingts peuvent l’être. Malheureusement, un de leurs professeurs prétendit avoir des notions claires sur le sens de la vue, il se fit écouter, il intrigua, il forma de enthousiasmes enfin on le reconnut pour le chef de la communauté. Il se mit à juger souverainement des couleurs, et tout fut perdu.
Ce premier dictateur des Quinze-Vingts se forma d’abord un petit conseil, avec lequel il se rendit le maître de toutes les aumônes. Par ce moyen personne n’osa lui résister. Il décida que tous les habits des
Quinze-Vingts étaient blancs : les aveugles le crurent ; ils ne parlaient que de leurs habits blancs, quoi qu’il n’y en eût pas un seul de cette couleur. Tout le monde se moqua d’eux, ils allèrent se plaindre au dictateur, qui les reçut fort mal ; il les traita de novateurs, d’esprits forts, de rebelles, qui se laissaient séduire par les opinions erronées de ceux qui avaient des yeux, et qui osaient douter de l’infaillibilité de leur maître. Cette querelle forma deux partis. Le dictateur, pour les apaiser, rendit un arrêt par lequel tous leurs habits étaient rouges. Il n’y avait pas un seul habit rouge aux Quinze-Vingts. On se moqua d’eux plus que jamais : nouvelles plaintes de la part de la communauté. Le dictateur entra en fureur, les aveugles aussi ; on se battit longtemps, et la concorde ne fut rétablie que lorsqu’il fut permis à tous les Quinze-vingts de suspendre leur jugement sur la couleur de leurs habits.
Un sourd, en lisant cette petite histoire, avoua que les aveugles avaient eu tort de juger les couleurs, mais il resta ferme dans l’opinion qu’il n’appartient qu’aux sourds de juger de la musique.
Analyse
« Petite digression », Voltaire (Le philosophe ignorant)
Voltaire, le philosophe ignorant, petite digression
- Le 16/09/2012
- Dans Commentaires français